Les associations, à travers les entretiens et pendant leurs rencontres, font remonter plusieurs problématiques qui se recoupent en partie. Les présenter ainsi synthétiquement est bien sûr insuffisant pour relater de la finesse, des nuances et de la complexité à l’œuvre dans leurs pratiques et leurs réflexions. C’est avant tout une manière d’ouvrir un chantier, et de remettre ces propositions à la discussion avec les participants à cette recherche. C’est une façon de mettre le doigt sur les phénomènes qui pèsent sur le réel de l’activité.

Le rapport au temps

Le temps économique contraint le temps de l’activité et le temps de la réflexivité. Le rapport au temps s’exprime souvent en termes d’avoir (« je n’ai pas le temps ») or il se décline plus finement dans une durée, un rythme, un tempo, une densité, il est ressenti comme agité ou au contraire serein… L’économie, le marché, le projet, les subventions, les partenariats, relèvent souvent d’un rythme agité, de durées courtes, dont le tempo est fixé par des « projections » permanentes et à court terme, qui nous détachent du rapport au présent et à l’histoire. Le temps du processus, de la réflexivité, de l’espace de recherche, des constructions et transformations sociales, se déroulent sur des temps plus longs, au rythme et au tempo choisis, coordonnés, et qui replacent le temps dans une histoire. Prendre le temps ou se « donner le temps » c’est quelque part résister à la pression économique, faire un pas de côté pour ne pas se laisser embarquer dans des projections qui ne sont pas les nôtres et sortir « la tête du guidon ». Aussi, le temps bénévole n’est pas le même que le temps salarié. Comment synchroniser des tempos différents dans une même organisation ? Comment reprendre la maîtrise de son « emploi du temps » ? Comment envisager une pratique du temps libre ? Comment avoir son propre calendrier et ne pas uniquement suivre celui des opportunités économiques, politiques ou institutionnelles ?

 

Le rapport instituant – institué

L’association d’éducation populaire est plongée dans un contexte établi, institué, qui se définit par la forme et l’exercice des pouvoirs installés, par les organisations qui définissent le sens de l’activité humaine (entreprises, associations, collectivités territoriales et autres administrations), par les aléas des marchés (financiers, mais aussi locaux, immobiliers, mobiliers…), par les différentes hiérarchies sociales qui en découlent, par les valeurs et les formes de vie dominantes, par les particularités d’un territoire et de son histoire… Le phénomène associatif est en théorie et par définition en rupture avec la logique dissociative majoritaire aujourd’hui dans l’institué du capitalisme libéral (son ordre établi, son présent, son existant qui tend à se reproduire dans sa logique institutionnelle). Est-ce que l’association est capable aujourd’hui d’instituer de nouvelles relations sociales, d’initier un autre sens de l’activité humaine, un autre rapport à l’économie, à l’argent, au territoire et à ses habitants ? Est-ce qu’il s’agit simplement d’établir des partenariats avec l’institution au risque de jouer ses règles dissociatives et de les intérioriser, ou faut-il subvertir notre rapport à elle en l’amenant sur notre terrain associatif ? Comment par exemple générer nos propres appels à projets, selon nos propres conditions, plutôt que de se plier aux contraintes des appels institutionnels ? L’éducation populaire telle qu’elle a été pensée, notamment par Cacéres et Dumazedier, relève d’une pratique institutante qui vient déranger l’ordre établi. En quoi les associations aujourd’hui inventent des pratiques qui déconstruisent l’ordre des choses ?

 

Le rapport intérieur – extérieur

Qu’est-ce qui définit l’activité associative ? Est-ce que ce sont les acteurs de l’association ou est-ce leur environnement ? La logique de la gestion, imposée de l’extérieur (baisse de subventions, fin des emplois aidés régionaux, nécessité de vendre des prestations), se traduit souvent par le règne de la trésorerie qui vient au final définir l’activité de l’association. La prédominance de la trésorerie a permis de laisser les nouvelles formes de management du capital humain coloniser l’association, qui elle aussi génère en conséquence du « dissociatif ». Pour préserver ses emplois, l’association est contrainte de penser de nouveaux modèles économiques qui sortent d’une logique (formelle ou non) de délégation de service public, pour aller vers une logique de prestations de services privés, dont l’intérêt général varie selon le secteur d’activité. Il y a clairement un mouvement de construction de l’association par son extérieur. L’environnement extérieur, majoritairement « économique », vient définir, orienter, modeler l’intérieur de l’association, c’est-à-dire le sens et l’organisation de son activité. Dans un premier temps il faudrait se demander comment retrouver les conditions d’une autonomie dans l’organisation et l’orientation de l’activité associative. Comment reprendre la main ? Comment mieux comprendre les phénomènes qui nous touchent pour initier un mouvement de déprise ? Autrement dit, comment mettre en place les ressources nécessaires pour l’autoformation des associations sur un territoire ? Comment ouvrir les espaces collectifs permettant l’autonomisation de chacun dans sa manière de se définir et de s’organiser ? Dans un deuxième temps, la question est de savoir comment depuis ces espaces collectifs de reprise, pouvoir ensuite transformer l’extériorité ? Comment avoir prise ? Comment ne plus être uniquement l’objet d’aménagements territoriaux, de politiques publiques et privées, mais initier depuis le terrain avec les gens qui y vivent, des formes de vie qui nous conviennent ? N’est-ce pas là le cœur de l’éducation populaire ?

 

Le rapport lieu – espace

Avoir un lieu permet tantôt un rapport au temps libre et long, c’est le cas des lieux de résidences artistiques qui permettent la création dans une durée, tantôt un rapport au temps court, celui de la gestion des activités et des finances qui permettent au lieu de survivre. Le lieu, quand il est considéré comme dédié à une pratique sectorisée peut avoir une dimension enfermante et pressurisante. Quand il est davantage pensé comme un espace ouvert, de passage, de possibles, dans un temps long, permet des formes de participations, d’interaction et d’inventions nouvelles. Comment passer de la logique de lieu à la logique d’espace ? Ou comment passer de la logique de projet à la logique de processus ?

Avoir un lieu peut être une occasion unique pour créer d’autres centralités que celles qui dominent le territoire (les lieux de consommation, de travail, de décision politique, les administrations, les lieux de circulation, les flux…). Ces autres centralités seraient « tierces », c’est-à-dire à la fois hors de la sphère marchande et concurrentielle, et à la fois hors la sphère publique (qui se rapproche logiquement de la première). Le tiers espace serait le lieu d’échappement et de contournement des contraintes publiques / privées, où il est possible d’établir du commun, contre l’institué (à la fois en opposition, mais aussi « tout contre » lui, c’est-à-dire en interface). Ce commun suggère un autre rapport au temps, à l’institution, à l’environnement, aux métiers, c’est-à-dire aux problématiques précédentes. Ce commun pourrait constituer une centralité permettant de se libérer des centralités instituées habituelles. Il est déjà à l’œuvre dans les associations, d’autant plus que le territoire Limousin échappe déjà en partie aux contraintes et à l’attention des métropoles.

 

Rapport au territoire et à l’habiter

Le territoire est un terme qui est généralement lié à l’aménagement et donc à une logique de développement économique impulsée par les politiques publiques éloignées des personnes qui vivent sur le territoire en question. Dans un sens plus large, le territoire est une portion d’espace appropriée. Nombre de géographes insistent sur cette notion de l’approprié d’un territoire, que celui-ci soit le fait d’un pouvoir politique ou de ses habitants dans une dimension aussi bien matérielle que symbolique. Par exemple, selon Maryvonne Le Berre, cette notion de territoire possède trois éléments de définition pour qu’une portion d’espace fasse territoire : la domination c’est-à-dire un pouvoir qui s’exerce sur lui, l’aire ou l’étendue dominée par ce pouvoir de contrôle territorial, mais aussi ses frontières qui posent ses limites, qui la ceignent. La notion de territorialité précise cet « approprié » : elle exprime en complément d’un contenu juridique d’appropriation, un sentiment d’appartenance, mais aussi d’exclusion, une modalité de comportement au sein d’un territoire, qu’elle qu’en soit le groupe social qui le gère, comme son étendue. En ce sens nous pourrions dire qu’il y a une territorialité de l’éducation populaire pour telle ou telle association.

Les territoires sont donc l’objet d’affects collectifs et individuels. Ainsi le fait de les habiter pour une personne physique comme pour une association relève d’un double mouvement : le territoire nous habite autant que nous l’habitons. Habiter c’est être en prise directe, en puissance sur son territoire c’est-à-dire de pouvoir l’affecter autant qu’il peut nous affecter en retour. Cette notion de « l’habiter » a donc une portée politique pour les associations, puisqu’elle propose de dépasser la vision d’un territoire géographique matériel, surtout dans son aspect délimité et circonscrit, pour penser un territoire immatériel, où se rencontrent le « eux » et le « nous », le dedans et l’en dehors.

L’association qui exerce son activité dans un secteur précis (musique, théâtre, animation, écologie…) est de plus en plus amenée à se poser la question de sa manière d’habiter le territoire, et donc de sortir de son secteur historique pour entrer dans une démarche trans-sectorielle. La logique sectorielle dépendante des financements publics et des emplois aidés se retrouve sur son versant économique en tension, et revient souvent sur le territoire pour retrouver l’interaction sociale locale perdue par ailleurs, et donc pour sortir d’une logique « hors sol ». C’est ainsi que naissent de nouvelles approches d’éducation populaire, depuis les associations pourtant sectorisées, quand elles cherchent à penser leur activité « hors les murs » et à en déterminer le sens politique. Comment alors ne pas reproduire une logique programmatique (faire telle ou telle action pour et sur le territoire, pour tel ou tel public) et investir une approche de l’immanence qui part de ce qui constitue déjà la réalité sociale du territoire, et qui fait de l’association l’espace de son expression, de ses conflits, de ses constructions ? Comment l’association peut-elle devenir l’espace commun qui se laisse habiter par les gens qui vivent sur un territoire ? Répondre à cette problématique est aussi une manière de répondre à comment l’association habite elle-même son territoire.

 

Le bouleversement des métiers

Les métiers, pris au sens large (métiers de bénévole, d’usager, de public, d’administrateur, de représentant, et tous les métiers salariés), sont chamboulés par leur extériorité. Les crises économiques sociales et écologiques, l’effacement des services publics et de leurs financements, l’apparition des méthodes de gestion et de management entrepreneuriales, viennent bousculer la culture des pratiques associatives. Cela se traduit par des conflits éthiques et déontologiques forts, car « ce qui nous plaît » ne peut être en même temps « ce qui paie ». Les valeurs en vertu desquelles l’association s’est constituée, l’activité s’est agencée, est heurtée par de nouvelles constitutions et agencements venus du contexte social. La gratuité, l’accessibilité, la solidarité et tout ce qui compose l’associatif, sont attaqués par une forme dissociative concurrentielle qui se déploie jusque dans les pratiques. Comment débusquer et nommer ce qui a été intériorisé dans les cultures professionnelles des associations ? Comment ouvrir le dialogue autour de ces contraintes qui viennent bousculer le métier tel qu’on voudrait le pratique ?

Les métiers de bénévole et de salariés diffèrent et ne se recouvrent qu’en partie. Comment agencer différentes cultures de l’activité dans une même organisation ? Comment ouvrir l’espace de controverse entre ces différents rapports à la pratique et à la politique de l’association ?

Nous pouvons faire ici une analyse croisée avec la notion de territoire et d’habiter que nous venons de développer dans le point précédent. Si nous envisageons le territoire comme une façon de « faire monde ensemble », monde singulier où s’expérimentent des relations et des pratiques communes, le territoire associatif est donc vécu différemment en fonction des métiers. Le territoire de l’association ne peut se penser hors des relations entre les vécus des différents actrices et acteurs. Il n’est pas réductible à sa dimension physique, il est également habité par le / les métiers de l’association : des gestes, des gammes d’activité, des « pratiques », des manières de faire et d’être, une (socio)histoire, des « valeurs », un « genre de la maison », des styles individuels, etc.

Si « habiter » commence pour la reconnaissance d’un territoire comme un espace vécu en commun, sa pleine signification ne se prend qu’avec le processus d’apparition et d’évolution d’un entrelacement de perceptions et d’histoires propres aux personnes qui habitent ce territoire associatif ou inter-associatif, et ce, par un vécu commun. La question est donc la suivante : comment, depuis les différents « métiers » en présence, « on » habite ce nouveau territoire vécu en commun ? Comment le territoire de l’association ou du collectif d’associations émerge comme entité habitable et comme force de transformation ?

 

Le jeu autour des frontières, vers l’identité nomade

Penser les frontières du territoire associatif permet de mettre en réflexion le rapport à son environnement (associatif et au-delà), les partenariats, les concurrences, mais aussi le dialogue entre dimensions endogène et exogène.

Pour une association, faire territoire nécessite donc aussi de définir sa propre frontière. La frontière crée des rapports (alliances, conflits…) et est donc opérante pour entrelacer des liens avec autrui (d’autres associations, institutions, habitants, etc.). Penser cette frontière est donc crucial pour une association. En effet, la frontière a la propriété « d’influencer les relations qu’entretiennent les humains avec leur milieu et les autres groupes. Elle conditionne donc la territorialité humaine » selon Claude Raffestin. Cette considération de l’entretien des relations entre le dedans et le dehors peut être étendue aux associations. Cette frontière, d’après Alain Naze, « ne serait donc pas seulement une ligne de partage entre territoires, enceinte qui laisserait ceux-ci intacts, mais elle est aussi une puissance de transformation capable de transfigurer les identités cherchant à l’habiter. Certes puisqu’il ne saurait y avoir de frontières sans territoires ainsi délimités, l’idée d’un habiter-la-frontière fait nécessairement signe vers un mouvement par lequel on cesse d’habiter pleinement un territoire, de coïncider avec lui et donc avec l’identité (fixe) reçue de cet habiter. Il y va donc dans ce déploiement, d’une ligne de fuite, d’un mouvement de sortie du territoire, sans redéploiement effectif sur le territoire de l’autre côté de la frontière, autant dire qu’il y va d’une identité nomade. »

Cette façon d’aborder les frontières d’un territoire associatif permet de repenser différemment l’agencement de plusieurs associations au sein de collectifs associatifs. En effet, dans le contexte actuel de baisse des subventions de fonctionnement au profit de système d’appel à projets renforçant les mises en concurrence, de plus en plus d’associations décident de se rapprocher, de se fédérer, pour faire des économies d’échelle, mettre des moyens en commun et investir de nouveau territoire et donc de nouvelles sources de financements (autres sources de subventions ou de prestations de service), mais aussi de peser davantage sur les pouvoirs publics . Ainsi, ceci vient chambouler les façons d’habiter territoires et frontières pour les associations dont le fonctionnement habituel est transformé, avec un « mouvement », un « redéploiement » sur le territoire de l’autre côté de leurs frontières. Les identités respectives sont donc mises à l’épreuve et un champ réflexif peut alors s’ouvrir pour penser « l’identité nomade ». Penser les frontières opérantes respectives de chaque association permet d’entrer pleinement en relation avec d’autres territoires associatifs et de pouvoir faire commun. Habiter-la-frontière implique de s’attaquer aux conflits (pris ici non dans le sens de “guerre”, mais de dialogue-controverse), de les rendre visibles afin de s’en saisir, afin de se les approprier. Dans ces zones en tension résident des potentiels, des pistes de créativité, d’invention selon une certaine vitalité. Ces lignes de frottement évoluent sans cesse, bougent, quand un processus d’expérience commune est en acte. Cette meilleure connaissance du “soi” (le territoire de l’association) et des possibilités d’agencement du “nous” (les nouveaux territoires inter-associatifs) dans l’agir en commun (l’expérience commune) permet aussi de mieux préparer les épreuves qui pourront se présenter, voir surgir des projets communs afin de les éprouver dans le réel et dans le faire.