(Document de recherche complet en téléchargement ici)

Le paradoxe est saisissant : les voies de « la réalisation de soi » et de la « réussite » dans notre société passent toujours autant par le travail, alors qu’il ne semble plus en état d’assurer ces fonctions. L’aspect total du travail, en tant qu’il continue d’attirer vers lui un ensemble majeur d’aspirations, entre en confrontation avec la difficulté grandissante à se socialiser grâce à lui. Les travailleur.se.s voient leur activité se contracter et se contredire, dans un tiraillement qui implique des forces opposées ; d’un côté la nécessité et/ou le désir de travail, et de l’autre le besoin de s’en protéger ou de le fuir. Du cœur de ce nœud contradictoire jaillit une multitude de parcours d’expériences, d’initiatives, de voies de contournements qu’il nous revient de débusquer et de comprendre. Ainsi, des tentatives de dénouements innombrables, parfois repliées dans les interstices d’un quotidien laborieux, parfois affichées au grand jour dans des organisations dites alternatives, viennent bousculer le travail de l’intérieur tout autant que depuis ses marges. L’ensemble de ces tentatives, que l’on peut identifier dans nos localités, sont de nature à fonder un objet de recherche impliquée qui provoque un décalage, tout en restant à l’épicentre d’une question sociale dans la tourmente.

Nous nous demanderons alors quelles formes prennent les expériences de dénouement du travail. D’emblée nous apparaît le cadre autogestionnaire composé d’autonomie, d’horizontalité, de responsabilités tournantes et de partage des savoirs, adopté par bon nombre d’entreprises plus ou moins formelles dont le territoire Limousin regorge. Par leur organisation atypique ces initiatives constituent un vivier d’expériences humaines inventives dans les rapports de travail et au travail. Mais ces initiatives semblent elles-mêmes lutter contre la persistance du travail aliéné. Nous souhaitons comprendre comment elles entrent en recherche pour déconstruire les mécanismes et radicaliser l’expérience. De manière plus large que les seules organisations « alternatives », notre recherche se positionnera autour de l’intelligence en situation déployée à l’endroit du travail noué, par les travailleur,.se.s pour se protéger de la souffrance qu’il génère, pour le vivre autrement1. Notre démarche consistera à suivre et à analyser le processus d’autosaisine par lequel les individus s’emploient à faire advenir le dénouement du travail, dans leur vie et dans leurs organisations diverses. Nous souhaitons par cette recherche comprendre quels outils mobilisent les individus pour transformer, sublimer ou déconstruire le travail et pour analyser les phénomènes qui les touchent, comment ils s’emparent des sciences sociales et construisent un regard critique, comment ils se constituent en chercheurs-acteurs et quels espaces réflexifs ils ouvrent pour se former.

Notre démarche de recherche vient donc épauler celles dont se saisissent déjà les travailleur.se.s. En conséquence, nous envisageons notre analyse dans toute la largeur des tentatives du travail autrement, depuis les parcours de vies qui les incarnent jusqu’aux organisations du travail qui en découlent, en passant par les espaces de rencontres, de questionnements plus informels et interstitiels qui émergent dans le processus du dénouement. L’autrement vécu du travail, se situe probablement sur un spectre vaste de possibles, qui part de l’alternative dans la manière de travailler, jusqu’à l’alternative au travail, c’est-à-dire son abolition.

L’articulation de la transformation-abolition du travail entre ces trois niveaux (parcours de vie, organisations, espaces réflexifs) renouvelle le terrain de l’Education Populaire qui part ailleurs est si pressurisé économiquement qu’il a des difficultés à s’établir comme contre pouvoir et inventeur de formes de vie nouvelles. Justement, ce qui nous intéresse ici touche aux nouvelles formes d’organisations de l’activité, à un autre quotidienneté du faire2, dans laquelle la recherche s’imbrique, tout en étant en phase avec l’actualité3 sociale, l’effondrement écologique et institutionnel.

Nous considérons qu’une partie des travailleur.e.s sont déjà en recherche. Il existe déjà, plus ou moins explicitement, des laboratoires sociaux du travail, des espaces réflexifs animés par le désir d’autoformation, des interstices de résistance (la « perruque », les « tire-au-flancs », les désobéissances et autres détournements des temps et des outils de travail), tout autant que des espaces communs et explicites de lutte (le syndicat, le piquet de grève…) qui permettent simultanément d’agir sur le quotidien du faire de chacun.e, de transfigurer les organisations en profondeur, et d’ouvrir un possible vivable au travail ou contre le travail, dedans ou en dehors.

La transformation sociale à laquelle aspire les mouvements d’Education Populaire est cependant à préciser ici, en terme de recherche tout autant qu’en terme d’action. A l’opposé de la figure d’un Chaplin piégé dans le rythme des engrenages symboliques du travail, c’est le travail noué qu’il revient aux travailleurs d’aliéner, de rendre autre, de redéfinir, voire d’abolir. Cet autrement du travail se retrouve dans le mouvement de celles et ceux qui deviennent non seulement acteur-trice.s de leur travail (en décidant des dimensions organisationnelles ou opérationnelles), mais également auteur.trice.s (en en nommant le sens, la symbolique, l’histoire). L’expérience du travail autrement impose donc à ces travailleurs en mouvement d’en faire l’auto-analyse, la recherche et l’écriture (ou l’explicitation par d’autres formes non écrites voire non verbales). Aliéner le travail revient à habiter son histoire et lui opposer une présence, ce qui demande aux acteurs de produire le récit (formel ou non) de cette expérience, telle une contre-histoire, un contre-sens, un contre-pied.

Dès lors, en se penchant de près sur les productions de ces travailleur.se.s en recherche, la notion de « travail » qui nous mobilisera dans notre démarche sera celle que les travailleur.se.s se figurent depuis leur situation, celle qui est vécue, celle qu’ils et elles se représentent, se figurent, sentent, décrivent écrivent, par-delà les définitions académiques ou communes du travail. Nous aurions pu ici nous reposer sur une définition précise du travail, de laquelle notre recherche découlerait. Cependant, notre démarche ne consistera pas exactement à discuter ou à fixer ce terme, mais plutôt à écouter et partager l’expérience vécue qui se nomme « travail », à en entendre les différentes acceptions qui émergent depuis les tentatives de dénouement. Il est très probable que les définitions posées par les travailleurs eux-mêmes recouvrent, sans s’y limiter, plusieurs dimensions historiques4 déjà théorisées. Parmi lesquelles nous pourrions citer le « travail-facteur de production », qui demande un effort laborieux pour permettre la subsistance, contribuer à l’effort de production de la société et atteindre un équilibre moral entre rémunération et contribution5, « le travail-réalisation » qui est vecteur de complétude et de satisfaction pour l’être humain6 et enfin « le travail-emploi » qui est source de droits sociaux et de reconnaissance statutaire7. Nous devons ajouter l’approche du « travail-aliénation », qui conçoit le travail comme un régime politique et social du faire enserrant l’activité humaine pour la rendre profitable, exploitable et marchandise8. Mais ces dimensions, issues d’une analyse historique du rôle du travail, risquent d’être dépassées à la fois par la multitude du vécu et par le jeu des positionnements politiques divers des travailleurs. Ainsi, pour s’approcher au plus près du travail tel qu’il s’incarne, nous l’envisageons très largement et sans a priori, dans toutes ses formes indexicales. C’est-à-dire comme un faire soumis à un ensemble de régimes, de représentations, de contextes, d’expériences qui s’entrecroisent pour se dire et se vivre de manières probablement singulières et circonstanciées, dont les récurrences restent à démontrer.

Dans le but d’entendre le travail vécu dans ses dimensions les plus vastes, s’intéresser au faire et à la façon de le vivre et de le dire, nécessite de se pencher sur ses facettes invisibles ou repliées, qui ne sont pas forcément inscrites ou prescrites dans les normes explicites tels que les contrats de travail, les fiches de poste ou les organigrammes, mais qui pourtant jouent un rôle majeur dans le quotidien de l’activité. Comme le précise Philippe Davezies9, le travail réel est ce que les travailleurs apportent au travail prescrit pour que le travail se fasse. Le travail réel est donc souvent synonyme de transgression, pour ceux qui prescrivent les règles tout autant que pour ceux qui les appliquent. Alors, le travail réel est régulièrement dissimulé, et selon Dominique Lhuilier10 : « prescripteurs comme opérateurs tendent à entretenir l’invisibilité du travail ». Voilà pourquoi notre projet de recherche aborde le travail dans sa complexité, dans ce qu’il a de vivant, de formel et d’informel, au-delà du cadre sémantique qu’il pose à priori, pour ne pas passer à côté de ses dimensions les plus sensibles et les plus invisibles qui pourraient constituer certaines des formes de son dénouement.

1Terme utilisé en titre du film documentaire de Sophie Bensadoun, tourné en Limousin sur la Société Anonyme à Participation Ouvrière, Ambiance Bois. Ambiance Bois, le travail autrement, 2014, 53 min.

2M. Lallement, L’age du faire, hacking, travail, anarchie, Seuil, 2015

3Les mouvements sociaux du printemps 2016 jusqu’aux gilets jaunes interrogent ouvertement le travail sur les places publiques d’un côté, quand de l’autre nos systèmes économiques dépassent largement les limites du vivable et du vivant (les incendies, sécheresses et autres catastrophes industrielles se multiplient comme prévu)

4D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition ?, Flammarion, Champs essais, 2010, Chap. II, III, IV, V.

5A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Agasse, 1802, p. 164-167

6K. Marx, Manuscrits de 1844, in Œuvres, t. 2, La Pléiade, Gallimard, 1968, p. 33-34.

7R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, Chap. 7 La société salariale

8Comité Erotique Révolutionnaire, Libérons-nous du travail, en partant du printemps 2016, Editions Divergences, 2016

9P. Davezies, De l’épreuve de l’expérience du travail, identités et différences, in http://philippe.davezies.free.fr, 1991

10D. Lhuilier, « L’invisibilité du travail réel et l’opacité des liens santé-travail », Sciences Sociales et Santé, vol 28, n°2, juin 2010